La fraternité d'armes, le ciment qui tient l’édifice
Sentiment de solidarité et d'amitié entre membres d’une même unité, d’une nation, entre compagnons ayant combattu côte à côte, la fraternité d’armes est une vertu collective indispensable au succès de la mission. Elle agrège les individus et transforme la troupe en outil de combat. C’est le ciment qui tient l’édifice. Un article de Bruno Carpentier, officier de la Réserve citoyenne de l'armée de Terre (« Libres pensées »).
Agréger les individus, combattre le communautarisme
La fraternité d’armes n’émerge pas sui generis du chaos, encore moins d’une tentative autoritaire d’ordre. Elle procède d’un mécanisme vertueux. « La cohésion naît au sein d’une équipe. La solidarité s’exprime dans une communauté. L’amitié unit un groupe. La fraternité d’armes fait d’une troupe un outil de combat ». Et le général Pierre Schill d’ajouter : « La fraternité d’armes est une singularité militaire, car elle procède d’une finalité guerrière : livrer bataille, donner la mort pour vaincre, et accepter de la recevoir ». Cet avertissement martial me paraît indispensable à la compréhension (et à l’acceptation) du binôme verbal insécable fraternité - d’armes. Le but n’est rien d’autre que de construire un ensemble uni et cohérent dans la même matrice, l’unité. Hésiter à l’admettre obligerait notre doctrine à un jeu de colin-maillard délétère, sorte de mensonge fait aux femmes et aux hommes qui s’engagent et dont l’ultima ratio n’est autre que de concourir au succès des armes de la France, quel qu’en soit le prix, ensemble. « La fraternité d’armes, ajoute le chef d’état-major de l’armée de Terre (CEMAT), doit dépasser des réflexes inévitables au sein d’un groupe humain : jalousie, corporatisme, effet de bande et exclusion ». Autrement dit, combattre les perversions ataviques auquel notre contrat social se confronte au quotidien.
La fraternité d’armes sert le bien commun
Dans la seconde moitié du siècle dernier, les démiurges de la nouvelle société promettaient un monde merveilleux devenu village par le truchement d’Internet. Tous communiqueraient avec chacun, et vice-versa, dans une sorte de bulle métaphorique devenue panacée des mégalocités fantasmées dans les comics des années 1950. En fait, la toile et les réseaux ont transformé le forum rêvé de la civitas promise en un nombre exponentiel de microbulles, certes agglomérées, mais cloisonnées par des parois opaques, où chacun parle à lui-même en s’écoutant attentivement. Cette atomisation de la société (la multitude sans amour) facilite le culte de l’individualisme (l’amour de moi à l’exclusion des autres), optimisé au pinacle de la corruption par un communautarisme protéiforme (l’amour de nous à l’exclusion des autres). Mais alors ? Apogée d’une pensée corrompue, la fraternité d’armes ne conduirait-elle pas au communautarisme tant décrié ? Entre militaires, celui-là ? Aviateurs entre aviateurs ? Marins entre marins ? Terriens entre terriens ? Et ce jusqu’au plus petit dénominateur commun ? Je ne le crois pas, car l’unité militaire qui l’expérimente ne sert pas un intérêt privé. Forte du lien civique qui l’unit aux Français pour qui elle s’engage, l’armée sert le bien commun sous la bannière d’un drapeau bleu, blanc, rouge, « ce miracle qui peut faire, lorsqu’il est pleinement vécu, ressenti, une amitié plus large, sans limite, le contraire d’une aliénation, alors même qu’il exige maîtrise de soi et sens du sacrifice ». L’éminente helléniste Jacqueline de Romilly savait de quoi elle parlait, elle qui le vécut en temps de guerre.
Transformer la troupe en outil de combat
Après avoir nommé l’ennemi, envisageons des modes d’action pour développer la fraternité d’armes.
La base la plus évidente, c’est l’explication et la répétition, dire et redire, expliquer et réexpliquer, en s’appuyant sur la méditation des exemples. La fraternité d’armes procède d’un destin commun gravé sur le fronton de nos hôtels de ville aux côtés de « Liberté » et « Égalité ». La devise nationale promeut le bien commun au-delà des intérêts partisans et inspire la fraternité d’armes. Qu’est-ce qui solidarise des valeurs si opposables que la Liberté (je fais ce que je veux) et l’Égalité (j’ai les mêmes droits que toi) ? La Fraternité. Ma liberté et notre égalité ne valent que parce que nous sommes et voulons demeurer membres d’une même famille. Comme le dit le Code d’honneur des képis blancs, « Chaque légionnaire est ton frère d’armes, (…) tu lui manifestes toujours la solidarité étroite qui unit les membres d’une même famille ». Toute « l’armée de Terre est une communauté humaine solidaire, aux règles enseignées, connues et appliquées ». Mais aussi rappelées et réaffirmées. Pour preuve, l’évocation par le CEMAT des quatre axes permettant de renforcer cette vertu collective indispensable au succès de la mission :
- « La considération, appliquée à la relation de commandement qui lie les chefs et les subordonnés ». Et crée la confiance, gage de fidélité réciproque ;
- « La mixité pragmatique et épanouie » ;
- « L’esprit de corps qui combat l’individualisme » ;
- « L’unité » que le CEMAT souhaite renforcer « à travers une laïcité mieux comprise et le sentiment de contribuer à un objectif supérieur ».
Des frères d’armes à ses côtés
Après avoir expliqué, rappelé, médité et réaffirmé, cultivons la fraternité d’armes, éprouvons-la. Car il s’agit, comme l’écrivait en 2017 un camarade sur le site Internet de la Légion étrangère, « de partager certes des souvenirs, mais, surtout, de partager le même sang comme des frères ». En effet, la façon la plus simple de cultiver le lien fraternel des soldats, c’est le combat. Ne devenons-nous frères d’armes qu’après avoir vécu une expérience commune face à ce qui nous effraie le plus ? Certainement. Mais l’épreuve du feu ne sert pas que l’individu, elle transcende le collectif. Nous en avons tous fait l’expérience en terres de confrontation, en Afghanistan ou au Mali pour évoquer les plus récentes, quand nous rentrions après le coup de feu à la base avancée ou dans le poste isolé. En temps de paix, il est impératif que les femmes et les hommes qui servent les armées s’aguerrissent par des exercices réalistes en grandeur nature et des projections régulières en opération. C’est en combattant que l’on devient combattant, et que l’on comprend l’importance d’avoir des frères d’armes à ses côtés. Toujours quand c’est dur.
Le partage du sang forge l’âme d’une armée. Le rappeler n’est pas qu’un exercice de rhétorique. La franchise et la mémoire participent à tenir l’édifice.
Tenir l’édifice
L’armée de Terre met en avant six valeurs cardinales : le mérite, l’altruisme, l’exigence, le dépassement de soi, l’équité, la fraternité, et rappelle que cette dernière tient toutes les autres. Effectivement, la fraternité d’armes n’est pas une asymptote, sorte de vertu éthérée qui tendrait toujours vers un idéal sans jamais l’atteindre. Dans les faits, elle se réalise en prenant le nom de sa sœur jumelle : la solidarité. La fraternité d’armes ne se cultive pas qu’avant, par souci de recrutement, et/ou pendant, par souci de fidélisation, mais aussi et surtout après, par loyalisme et respect de la parole donnée. Souvenons-nous de nos blessés en opération et de leur famille, des veuves de guerre, des pupilles de la Nation, des anciens qui ont tracé la voie, surtout quand le temps pernicieux a dilué le souvenir et terni le ruban des médailles. Cherchons-les dans nos listes Excel, dans les EPAHD, à travers les réseaux, car beaucoup ignorent les ressources de l’action sociale des armées ou hésitent à les solliciter. Allons les rencontrer, les écouter, les suivre, les comprendre ; passons les bons coups de fil vers les bons services.
Le succès des armes de la France, la paix aux Français
Un frère d’armes n’abandonne ni ses blessés, ni ses morts, jamais les siens quand ils sont une partie de lui, quand il a fondu ses convictions et sa détermination dans le bloc humain qu’il sert et qui le soutient, quand il ne craint plus d’affronter le danger parce que les autres sont à ses côtés, et qu’il sait qu’ils partageront le même sort que lui s’il le faut. Quand, comme l’expliquait le commandant Hélie Denoix de Saint-Marc, il sait que « rester en vie coûte que coûte n’a aucun sens ; que ce qui compte, ce n’est pas combien on vit, mais comment on vit ».
C’est cela, la Fraternité d’armes : la vertu indispensable au succès de la mission, le ciment qui tient l’édifice et préserve femmes et hommes de l’abandon ; un lien guerrier, intime et désintéressé qui unit des générations de soldats qui ont servi, servent et serviront leur pays, sans rien attendre d’autre que le succès des armes de la France, et la paix aux Français.
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Bruno CARPENTIER, officier de la Réserve citoyenne de l'armée de Terre.
COMLE/DRP - Novembre 2024.
Écrivain et chroniqueur, Bruno Carpentier a servi dans l’Infanterie pendant 26 ans. Il a été chef de section (94e RI, 126e RI, 13e DBLE), commandant d’unité (1er RE), adjoint Instruction au Centre d’entraînement commando – 9ème Zouaves, et officier supérieur à la Légion étrangère. 23e rédacteur en chef du magazine Képi blanc, il a servi au 3e REI (officier en charge de l’instruction du combat de l’infanterie en milieu équatorial), au 1er RE (chef du Bureau Instruction) et à l'état-major de la Légion étrangère (SCEM). Il a participé à des opérations en Nouvelle-Calédonie, en ex-Yougoslavie, en Afrique, en Amérique du Sud et en Afghanistan. Il a quitté le service actif en 2013.
Ressources. Fonds de publications ADT/ CEMAT ; Photo © Légion étrangère.
Aïrat Nabioullin / Armée de Terre / Défense.
Lisez aussi :
- L'autorité
- Le serment
- Les traditions
- Le poésie légionnaire
- L’esprit de l’Infanterie
- La fraternité d’armes
À suivre : La valeur de l'exemple.
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