La forme du courage
Qualité inaugurale du commencement, le courage est, selon Platon, une des quatre vertus que doivent posséder les gardiens de la cité (avec la prudence, la tempérance et la justice). Mais où le soldat trouve-t-il les ressources pour vaincre ses peurs quand il doit s’affronter lui-même ?
"Libres pensées" de Bruno CARPENTIER, officier de la Réserve citoyenne de l'armée de Terre auprès de la Division Rayonnement et Patrimoine de la Légion étrangère.
S’il n’existe pas de manuel du courage, des modèles collectifs structurants offrent un catalogue d’exemples à reproduire, comme ceux des combattants de Camerone.
Le courage, une vertu sociale
Évoquer le courage consiste souvent à donner des exemples de hardiesse magnifique (sainte Geneviève à Paris devant les Huns, le chevalier Bayard sur le pont du Garigliano), voire de citer les héros inconnus de nos carnets de chants (que ton amour, Jeannine, a protégés). Le courage militaire fait ainsi figure de proue. En prenant l’exemple de la force morale des Spartiates, Jean-Jacques Rousseau explique qu’il sert de modèle aux vertus publiques : ténacité, résistance, dépassement de l’intérêt immédiat, dévouement à une cause[1]. Laconique, Simonide de Céos enfonce le clou en glorifiant le sacrifice des hoplites de Léonidas face aux armées de Xerxès cent fois supérieures en nombre[2] : « Passant, vas dire à Sparte que nous sommes morts pour obéir à ses lois »[3]. Et n’oublie pas d’agir comme nous en telle circonstance, aurait-il pu ajouter.
Il n’est de vertu plus sociale que le courage.
Le courage est une valeur collective que la nation, l’armée, le régiment, doivent cultiver pour servir de référence à la collectivité et de comportement possible au gré des circonstances et des individualités. D’où l’intérêt pour l’unité militaire de proposer un cadre de valeurs-références aux hommes et aux femmes qui la servent. Pour exemple, la Légion a écrit en 1984 un Code d’honneur à l’attention de ses engagés volontaires[4]. Ayant appris la doctrine par cœur, l’ayant récitée le jour de la remise de son képi blanc, le légionnaire ira ensuite puiser des exemples concrets au musée d’Aubagne ou dans la salle d’honneur de son régiment. Son courage pourra alors s’exprimer entre une limite gauche et une limite droite connues et reconnues.
Le courage est une valeur à géométrie variable et peut s’imaginer sur une ligne témérité-courage-lâcheté. Pour Aristote, sa pratique s’acquiert par l’habitude et dépend du contexte de l’action[5]. On le voit, le courage est un espace compris entre un point A et un point B, dont le centre de gravité doit être défini par le commandement. Les popotes et autres activités de cohésion ne participent à rien d’autre que cela : définir la variable du courage. Toute autorité militaire doit sans cesse organiser et répéter les conditions d’expression du courage (entraînement physique et mental, défis sportifs, compétitions) et le promouvoir en récompensant ses hérauts.
Le courage, un exercice individuel
Si le courage est une vertu sociale, il s’exerce toutefois individuellement. Il se vit au quotidien des petites heures comme des grandes, en conscience, se prend seul, et se traduit toujours par des actes audacieux et nécessairement transgressifs. C’est ce qui me plaît dans le courage : voici la vertu la plus juste et la plus privée qui soit, à la portée de tous sans distinction de sexe, de classe, de religion ou de revenus. Le courage permet au soldat de faire bien en absence d’ordres. Pour preuve, le soldat qui poursuit l’assaut, soit pour achever l’action d’une façon que n’avait pas imaginée son chef, soit pour transgresser l’ordre qui manquait à son goût de conviction, soit tout simplement parce que sa vision du service à la nation l’y conduit. Je prends l’exemple du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame en m’inclinant à nouveau devant sa mémoire. Comment, lors de l’attaque terroriste du 23 mars 2023 à Trèbes, décide-t-il de se substituer à un otage et, nécessairement, à tutoyer la mort ? Tout seul. Dans l’intimité de son cœur, dans le pertuis de l’idée qu’il se fait de son devoir.
Il n’est de vertu plus solitaire que le courage.
L’exercice du courage est aussi un exutoire, une soupape de sécurité. J’illustrerai cet esprit transgressif par deux exemples. D’abord en évoquant la franchise. "Lieutenant arrivant à la Légion, m’écrit mon ancien chef de corps[6], j’ai été marqué et imprégné à vie par la franchise avec laquelle les légionnaires s'exprimaient devant leurs supérieurs". C’est qu’il en faut du courage pour être loyal à ce point. À celui qui parle, d’abord, [et qui risque gros s’il a mal jugé la situation et son chef], mais aussi à celui qui écoute et admet de recevoir la contradiction, même si elle fait mal à entendre. Nous devrions tous être confrontés à cette forme de courage intellectuel qui devrait guider toutes les vies de soldat, "tant en qualité de subordonné donneur de vérités, qu’en qualité de supérieur receveur de vérités". Mais combien sommes-nous à avoir eu la chance de commander à des hommes francs ?
Je citerai ensuite l’exemple des prisonniers du camp vietminh n°1 après la chute de Dien-Bien-Phu. Jean Pouget raconte comment ils parvinrent à tenir[7]. Qui en allant voler un œuf au péril de sa vie (je cite de mémoire). Qui en prenant le risque d’être privé de nourriture (!) pour avoir partagé sa boulette de riz quotidienne avec un camarade mourant, et ne pas avoir caché cet acte à ses tortionnaires, bien au contraire. Le courage de la transgression les libère. Mieux, il leur rend leur dignité. Comment admettre cette folie d’accepter la mort ? Par résignation ? Non (cf. Arnaud Beltrame). Par courage. Parce que ce que ces hommes avaient à y gagner (la fraternité, le respect, les champs élyséens) était supérieur à ce qu’ils pouvaient y perdre : la vie. Le courage transcende l’individu. C’est une prise de risque indispensable, une insurrection de l’intelligence, une façon de ne pas se soumettre au destin ou, justement, d’aller à sa rencontre. Car le courage ne s’oppose pas à la peur. Il en est la solution. Les hommes du capitaine Danjou l’ont suffisamment montré.
L’exemple de Camerone.
Le combat de Camerone ne s’achève pas quand la masse mexicaine submerge les derniers survivants, il ne fait que commencer. À bout de souffle, à cours de munitions, d’eau et d’espoir, entourés de leurs morts, de leurs blessés, ils n’acceptent le verdict du feu qu’à condition que l’ennemi leur laisse leurs armes[8]. Comment y voir autre chose que le courage de tenir la parole donnée au capitaine quelques heures plus tôt ?[9] Ce courage que les hommes de la 3ème compagnie avaient déjà eu au moment de voler au secours d’un convoi logistique menacé[10]. Ce courage qu’avait eu Vilain quand Danjou était tombé ; qu’avait eu Maudet quand Vilain était tombé ; qu’avait eu Maine et Berg quand Maudet était tombé ; quand plus un sous-officier ne tenait debout[11], [12]. Ce courage qu’ils avaient eu tour à tour quand commençait une nouvelle situation, démontrant que « le courage est la vertu inaugurale du commencement »[13].
Le 30 avril 1863 à Camerone, la vie, plutôt que le courage, abandonna ces soldats français.
Mais le courage se moque de l’issue de la bataille. Au moment de la submersion, les légionnaires ne se demandent pas si le combat est une défaite. Les politiques, les historiens, les stratèges des combats d’hier, peut-être[14]. Pas les hommes de Danjou. Eux dépassent les épisodes anecdotiques de la campagne, fussent-ils nommés victoires ou défaites, et s’inscrivent dans une action plus profonde posée sur la flèche du temps. Pour un soldat, un combat isolé dans une manœuvre générale n’est qu’un jalon dans un nuage de points, un événement microscopique posé sur une ambition globale et stratégique qui le dépasse. La victoire renforce-t-elle l’aura du héros fidèle à son engagement ? La défaite la ternit-elle ? Je ne le crois pas. Ce qui compte pour un soldat au combat, ce n’est pas tant de savoir pourquoi il se bat, ni combien il vit, mais comment il meurt. C’est là qu’il puise la force de son courage et poursuit coûte que coûte son action, quelle que soit l’issue de la bataille.
Un soldat ne se bat pas pour la victoire. Ou, plutôt, la victoire ne représente jamais pour lui le véritable but. Un soldat se bat pour ce qui lui passe à portée de main : sa terre-patrie, le quart du sergent, la photo de sa bien-aimée, sa parole, l'abri qu'il partage avec son binôme. Un soldat se bat pour les valeurs qui le construisent et le définissent. L’intégrité, l’honneur et la fidélité. L’amour et le respect. La solidarité et le caractère sacré de la mission. Le dépassement de soi et la modestie. La franchise et la dignité. Toutes ses valeurs ne sont mises au service que d’une seule et même entité : son groupe de combat, sa section, plus loin, à l’horizon, sa compagnie. Pas la victoire.
Ce qui compte pour un soldat, c’est le courage de continuer à tout prix malgré le fracas des combats et l’issue de la bataille ; en quelques sortes, de mettre ses actes au bout de ses idées.
La voilà, la forme du courage.
Lieutenant-colonel (rc) Bruno CARPENTIER, COMLE/DRP
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Sources : Centre de documentation de la Légion étrangère.
Écrivain et chroniqueur, Bruno Carpentier a servi dans l’Infanterie pendant 26 ans. Il a été chef de section (94e RI, 126e RI, 13e DBLE), commandant d’unité (1er RE), adjoint Instruction au Centre d’entraînement commando – 9ème Zouaves, et officier supérieur à la Légion étrangère. 23e rédacteur en chef du magazine Képi blanc, il a servi au 3e REI (officier en charge de l’instruction du combat de l’infanterie en milieu équatorial), au 1er RE (chef du Bureau Instruction) et à l'état-major de la Légion étrangère (SCEM). Il a participé à des opérations en Nouvelle-Calédonie, en ex-Yougoslavie, en Afrique, en Amérique du Sud et en Afghanistan. Il a quitté le service actif en 2013.
[1] « Il n’y a point de bonheur sans courage, ni de vertu sans combat », Jean-Jacques Rousseau, Émile, de l’éducation.
[2] Selon les estimations modernes, l'armée perse opposée à l’alliance grecque comptait entre 70 000 et 300 000 soldats à l'entrée du défilé des Thermopyles, Ernle Bradford, Thermopylae : The battle for the West, 2004.
[3] D’après le poète grec Simonide de Céos, auteur selon Hérodote du célèbre distique élégiaque (Histoires, VII, 228).
[4] Article 1 du Code d’honneur du légionnaire : « Légionnaire, tu es un volontaire servant la France avec honneur et fidélité ».
[5] Aristote, Éthique à Nicomaque.
[6] Colonel Yannick BLEVIN, chef de corps du 1er Étranger (1996-1998).
[7] Le Manifeste du camp n°1, Jean Pouget, chez Tallandier, Paris 2014. Le camp retranché était tombé le 7 mai 1954.
[8] Il reste sept hommes en capacité de combattre au moment de la submersion.
[9] Levant la main, Danjou jura de se défendre jusqu’à la mort et fit prêter à ses hommes le même serment.
[10] 3ème Cie du 1er bataillon du Régiment étranger. Un légionnaire du détachement Danjou n’était pas issu de cette unité : Peter Conrad, ordonnance de Danjou, de la 5ème compagnie.
[11] Berg fut submergé avec ses deux légionnaires en défendant une des deux entrées du corral de l’hacienda quelques minutes avant le caporal Maine et ses quatre légionnaires acculés au fond de l’hacienda (Constantin, une balle à l’épaule et une au bras ; Wensel, un coup de crosse à la tête ; Léonard, blessé à la nuque et au bras ; et Catteau, grièvement blessé en voulant protéger Maudet).
[12] Les trois officiers étaient morts, le capitaine Danjou et le sous-lieutenant Vilain dans l’hacienda pendant le combat, le sous-lieutenant Maudet des suites de ses blessures à Huatusco. Sur les quatre sous-officiers du détachement, deux étaient morts pendant le combat : le sergent-major Tonel et le sergent Morzucki ; deux étaient hors de combat : le sergent Palmaert « blessé par des débris au visage » et le sergent Schaffner, contusion à l’épaule.
[13] Vladimir Jankélévitch, Les Vertus et l’amour. Traité des vertus II, I, « Du courage ».
[14] Les Mexicains se sont rendus maîtres de l’hacienda (victoire opérative mexicaine), mais, fixés par Danjou à Camaron de Tajeda, le colonel Milan a laissé passer le convoi logistique français dans son dos (victoire tactique française).
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