Revue de tactique générale N° 4 - Le feu

Le général Jean Delmas a très tôt émis l’hypothèse que les doctrines tactiques avaient été élaborées chronologiquement en trois temps successifs : elles ont tout d’abord théorisé l’association du choc et du mouvement, puis, l’introduction du feu, en général, dans la manœuvre. Troisième temps : la prise en compte du feu nucléaire.

Couverture RTG 04 - Le feu. © CDEC

Publication : avril 2020.

Éditorial

Le général Jean Delmas a très tôt émis l’hypothèse que les doctrines tactiques avaient étéélaborées chronologiquement en trois temps successifs : elles ont tout d’abord théorisé l’association du choc et du mouvement, puis, l’introduction du feu, en général, dans la manœuvre. Troisième temps : la prise en compte du feu nucléaire. Rien n’a véritablement changé depuis, même si certains estiment que les champs immatériels ont révolutionné latactique, créant de fait un quatrième temps. En revanche, les méthodes et les moyens du combat,eux, ont évolué au gré des relations entretenues entre la guerre et la technique – l’augmentation de la puissance de feu en particulier, sans oublier sa mobilité –, mais aussi entre la guerre et la politique. La seconde pouvant avoir une influence réelle sur la première, du point de vuetactique : les modalités d’ouverture et d’emploi du feu définies dans les ordres d’opération ensont les preuves sensibles et concrètes. Par ailleurs, historiquement, c’est bien le feu qui a nourri une réflexion tactique d’importance, quoique peu connue, relative aux « ordres » – mince, profond, oblique, mixte. Pendant des décennies, l’opposition apparente entre les notions de choc et de feu est savamment alimentée par les plus grands théoriciens : Guibert, Folard, Saxe et Frédéric II, ce dernier affirmant, un peu définitivement : « les batailles se gagnent par le feu ».

Mais c’est surtout Napoléon qui combine, de manière magistrale, des concepts antithétiques enpremière approche – mouvement, choc et feu – et qui règle un dilemme complexe, grâce à l’emploijudicieux des feux : concentrer ses forces ou les disperser ? Les Britanniques, eux, simultanément, traitent du feu avec une autre approche, en faisant effort sur la précision des tirs plutôt que sur la masse des feux.

La fin du XIXe et le début du XXe siècle donnent au feu une place prépondérante dans la tactiquegénérale. Les arguments sont avant tout techniques : poudre sans fumée, fusils se chargeant par la culasse (Chassepot), armes automatiques (mitrailleuses, dont le célèbre canon à balles Reffye) et progrès de l’artillerie. Tactiquement, l’augmentation de la puissance et de la portée laisse croire quele sort de la bataille décisive est profondément lié à la supériorité des feux. Cependant trois écoles s’affrontent à ce sujet au XXe siècle.

La première est celle des penseurs héritiers de Napoléon, dont Foch finalement : le feu ne changeglobalement rien à la manœuvre. L’avantage reste à celui qui attaque et qui est numériquement supérieur ; les avantages de la défensive, en termes de feux (préparation d’artillerie qui réduit lasurprise, postes de tirs défensifs, protection contre les feux) sont partiellement pris en compte.

Directement influencée par la guerre des Boers en Afrique du Sud et celle de Mandchourie, la « nouvelle école » (retenons Négrier et Kessler) affirme que le feu « moderne » impose une réflexion sur de nouveaux schémas. La dispersion et l’échelonnement dans la profondeur des unités seraient une bonne solution tactique, laquelle poserait, paradoxalement, le problème de la concentration des efforts et de la centralisation du commandement, rendu très difficile. Ardant du Picq participe à ce débat sur un autre plan : la valeur morale individuelle du combattant gagne en importance avec l’augmentation de la puissance de feu. Quant à l’attaque générale immédiate, théorisée par Grandmaison, planifiée minutieusement et conduite par les échelons subalternes, elle prend en compte le feu avec beaucoup d’intelligence.

D’autres tacticiens (Pétain, Maud’huy) démontrent que le feu freine l’offensive et qu’il génère la prudence tactique. Ils s’entendent aussi avec l’école évoquée précédemment sur les notions dedécentralisation et ont un point de vue synthétique sur la défensive. Ainsi Pétain écrit-il :

« l’offensive seule peut conduire à la victoire. Mais, si n’envisageant qu’une tranche du champ de bataille, on considère deux troupes opposées l’une à l’autre et encadrées, il est de toute évidence que celle des deux troupes qui restera sur la défensive, alors qu’elle dispose d’un excellent abri et d’un champ de tir favorable, sera dans des conditions matérielles plus avantageuses que celle qui s’avance à découvert. L’utilisation du terrain donne à la défense un supplément de force qui lui permetd’immobiliser un effectif supérieur au sien. C’est la raison d’être de la défensive. »

Une autre notion qui cristallise parfaitement les interactions du feu avec la tactique générale est celled’attaque décisive. Si, pour certains, le choix du lieu et du moment de l’attaque est du seul ressort ducommandant en chef, ses contradicteurs brandissent l’argument du feu, tellement puissant, qu’il entraînera la dispersion des troupes et la décentralisation de la décision. Quant aux enjeux tactiquesbien plus contemporains de l’emploi des feux, ils évoluent autour de deux notions principales :intégration et coordination.

Quelques mots, pour finir, sur la Revue de tactique générale (RTG). Celle-ci a bien deux vocations :faire réfléchir et donner à réfléchir. Faire réfléchir ceux que la tactique intéresse, de près ou de loin, en amateur éclairé ou en professionnel, en leur demandant de contribuer, par écrit, selon le thème retenu, aux articles de la revue : car la tactique est une affaire de théoriciens, de techniciens, mais aussi de praticiens, quels que soient leur grade ou leur expérience. Même si, comme l’affirmait le professeur Hervé Coutau-Bégarie, rares ceux qui arrivent à être simultanément, et efficacement, stratégistes et stratèges, théoriciens et praticiens. Aussi, voici quelques pistes éditoriales pour fairevivre et « grandir » notre revue : le vivier des contributeurs doit être élargi ; les articles doivent être plus courts, plus alertes et moins roboratifs, et, tout en traitant le sujet avec précision et exhaustivité,l’approcher « à la façon de Picasso », en tournant autour de lui et en l’abordant sous des angles divers et complémentaires, donnant ainsi du volume à la réflexion. Sanspour autant perdre en qualité. C’est un vrai challenge, dont dépend aussi la seconde vocation : « donner à réfléchir ».Car il s’agit d’intéresser, en particulier, les jeunes générations au fait tactique, auquel s’adosse, pour nourrir laréflexion, le fait historique. La création de la chaire de tactique générale, il y a un an, relève bien de cette ambition. Elle fera l’objet de mon prochain éditorial.

À vos plumes et à vos livres !

Colonel Stéphane FAUDAIS, rédacteur en chef, titulaire de la Chaire de tactique générale

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RTG N° 4 - Le feu

SOMMAIRE

ÉDITORIAL
LE FEU

La montée vers la haute intensité, analyse comparée

du rugby et des forces terrestres

Réflexions sur la réappropriation du combat

face à un ennemi majeur

La révolution de la puissance de feu

L’artillerie régimentaire

La Pointe de l’Éguillette

Le feu : ennemi du militaire des forces de secours

L’expérience du feu

L’emploi du feu en environnement de jungle

GRANDES ET PETITES UNITÉS

Le corps d’armée français Essai de mise en perspective

ART ET TACTIQUE

Judith et Holopherne : les six leçons tactiques du Caravage

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