La légitimation de l’agression militaire dans le conflit russo-ukrainien : une construction sociale au service des forces morales

L’analyse des modes de légitimation de l’agression militaire russe en Ukraine au prisme des apports conceptuels de la sociologie (Weber, Boltanski, Thévenot) permet d’objectiver l’élaboration de registres de justification pluriels fondés sur le droit, la tradition et le recours à une opposition manichéenne entre le bien et le mal.

Défilé cadets de l'armée russe © DR

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La légitimation de l’agression militaire dans le conflit russo-ukrainien : une construction sociale au service des forces morales

Mis à jour : le 8 février 2024.

Auteur : M. Yanis HANKAOUI chercheur associé au CDEC, doctorant en sociologie à l'université Gustave Eiffel.

 

La construction sociale de ces modes de légitimation envisagée au prisme de la littérature et des réflexions doctrinales sur les forces morales s’avère susceptible d’affecter ce facteur de supériorité opérationnelle à deux niveaux : le sens que les combattants donnent à leur action et le soutien de la nation.

Introduction

« Tel est le malheur des guerres d’opinions, soit politiques, soit religieuses : chacun voyant la vertu de son côté et le crime dans le camp ennemi, croit tous les moyens légitimes pour arriver à son but, et enfreint sans scrupule les règles de la morale et de la justice ».

Louis-Philippe de Ségur (1753-1830), Histoire des principaux événements du règne de Frederick Guillaume II, roi de Prusse, et tableau politique de l’Europe depuis 1786 jusqu’en 1793, T3, F.Buisson, 1800.

La citation du marquis et comte de Ségur illustre l’intangibilité du relativisme axiologique animant les configurations conflictuelles. En dépit de situations et phénomènes contingents altérant la nature des motifs invoqués, le processus de légitimation ne peut faire l’économie d’un « impératif de justification » fondé sur le bien commun. La question de la légitimité de la violence armée a nourri de nombreuses réflexions philosophiques à travers l’histoire, illustrant l’importance centrale de l’éthique dans le fait militaire. Platon, par exemple, distingue moralement la guerre offensive de la guerre défensive, condamnant « radicalement » la première. Frédéric Ramel souligne à cet égard que le philosophe « désapprouve la politique impérialiste d’Athènes dans Gorgias ». Plus tard s’imposera l’idée de « guerre juste », formulée par des penseurs chrétiens antiques et médiévaux, dont le plus notable est Saint-Thomas d’Aquin, et développée par des auteurs modernes comme Grotius. Si un certain nombre de contributions se sont intéressées aux aspects philosophiques et juridiques de la légitimation des interventions militaires, plus rares sont les contributions analysant les ressorts sociologiques de ce processus. Pléthore de contributions sociologiques ont pourtant mis en lumière les mécanismes sociaux à l’œuvre dans la construction de la légitimité (Weber, Habermas, Bourdieu ou Boltanski et Thévenot).

L’ambition de la présente contribution est précisément d’appréhender les modes de légitimation employés par la Russie afin de justifier l’agression militaire au commencement de la Guerre d’Ukraine, et d’en montrer l’influence sur différents déterminants des forces morales. L’analyse des mécanismes de légitimation mobilisera plusieurs architectures conceptuelles issues d’une prolifique littérature sociologique sur le sujet. Tel que le décrivent Norbert Élias et Pierre Bourdieu, l’émergence de l’État moderne marque l’accaparement exclusif de l’usage de la force légale dans et entre les sociétés : le « monopole de la violence légitime ». Si l’État n’est plus contesté en tant que seul détenteur de la force publique, il lui incombe néanmoins de justifier auprès d’une multitude d’acteurs la légitimité de l’emploi des dispositifs coercitifs. Dès lors, les structures étatiques et gouvernementales disposent de « mode de légitimation » afin de convaincre le corps civique de la légitimité d’une intervention militaire.

Le processus de légitimation sera appréhendé comme une « construction sociale ». Selon cette perspective, le social n’est pas conçu tel « une réalité objective » ou « le produit de rationalités subjectives », il résulte de « constructions élaborées par des acteurs ». Parmi les théorisations constructivistes du social, celle de Pierre Bourdieu accorde une importance prépondérante aux structures étatiques dans la « construction de la réalité sociale ». Parlant d’un « miracle de l’efficacité symbolique », Bourdieu met en exergue la capacité de l’État à former un « sens commun », en façonnant les « structures mentales » par l’intermédiaire « d’institutions de constructions de la réalité sociale » (justice, école, armée, etc.). Envisager le pouvoir gouvernemental et étatique comme un « instrument de construction de l’officiel et du public », confère un cadre conceptuel pertinent pour analyser la légitimation de l’offensive russe contre l’Ukraine. En sus, différentes conceptions sociologiques de la légitimité seront mobilisées, à l’instar des trois fondements de la légitimité de Max Weber (légale, charismatique et traditionnelle) ou des six principes de légitimation de l’action humaine décrits par Luc Boltanski et Laurent Thévenot.

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